
« Féminité Bipolaire » d’Olivier Giner : une odyssée chromatique, onirique et charnelle de l’âme femme
Il est des œuvres qui ne se regardent pas : elles vous regardent. « Féminité Bipolaire » d’Olivier Giner en fait partie. À la manière d’un vitrail païen éclaté, ce triptyque vibrant déploie le mythe féminin dans toute sa tension entre passé pétrifié, présent fleuri et futur gelé — mais fertile.
À gauche, la femme de pierre — visage figé, paupières closes — se dresse comme un monolithe blessé, vestige des luttes muettes et des passions ensevelies. Autour d’elle, les vagues se cabrent, hommage évident à La Grande Vague de Kanagawa d’Hokusai, mais ici, elles ne viennent pas s’écraser contre une montagne : elles caressent la mémoire, elles giflent le marbre. Le paradoxe est poignant : le passé est figé, mais en mouvement. La vague est l’histoire — cyclique, insistante — et la femme, cette statue vivante, est le témoin silencieux des colères anciennes, des féminités brimées, sculptées à coups d’interdits. Elle n’est pas morte, elle attend. Elle sait.
Au centre, surgit la bipolarité incarnée : une figure fusionnelle, mi-rousse, mi-bleue, mi-chaude, mi-froide, presque sainte dans son extase végétale. Fleurs, papillons, spirales chlorophylliennes, tout ici parle de dérèglement harmonieux. Le trouble mental devient ici un jardin, luxuriant, exubérant, parfois inquiétant. La carotte, totem énigmatique récurrent chez Giner, surgit dans sa main comme un sceptre absurde, un bâton prophétique. Objet potager à l’humour souterrain, elle vient interroger, avec malice et subversion, nos tabous les plus viscéraux. Car où enfonce-t-on la carotte ? Oui, exactement là. Dans le fondement. Et ce fondement, c’est celui du monde, de la norme, de l’ordre patriarcal que l’artiste renverse en gloussant. Il y a du Rabelais dans ce geste, du Lynch aussi, et un soupçon de Dali dans cette féminité baroque qui fait de son trouble un empire.
À droite, l’hiver. Et pourtant, tout naît. Une femme nue, bleue comme l’aube glacée, s’agenouille devant une pousse. Elle n’adore pas, elle accompagne. Le futur est féminin, dit-on : ici, il est sage, il est patient, il est organique. Derrière elle, les arbres nus sont les veines d’un monde encore en gestation. La chouette d’Athéna veille, enserrée dans les racines du présent, matrice sylvestre de la conscience. L’oiseau nocturne devient l’œil lucide de la féminité éclairée, post-anxiété, post-urgence. On ne parle plus ici de féminisme de combat, mais de féminisme de création, d’incubation. L’utérus est partout. Et le papillon, encore lui, messager de la mue, traverse les trois âges du tableau : symbole de la métamorphose toujours en cours.
Et puis, à la lisière du tableau, tapis dans l’ombre moite du sous-bois, les champignons dressent leurs chapeaux rouges comme autant de totems ambigus. Ils sont la nature dans sa pulsion la plus organique, la plus primitive : humus, décomposition, renaissance. Mais ils sont aussi l’homme, le phallus, le désir planté dans la terre. Giner, toujours subtil dans l’insolence, ne choisit pas : il superpose. Ces champignons sont des sexes érigés, certes, mais ils ne dominent pas. Ils s’intègrent, ils nourrissent, ils pourrissent aussi — rappel que la virilité, lorsqu’elle ne se transforme pas, devient moisissure. Ce sont des priapes forestiers qui jalonnent le parcours de la femme, témoins muets de ses traversées, tentations de l’ombre mais aussi supports mycéliens de son élévation. Ainsi, dans ce coin fongique de l’œuvre, Giner nous chuchote que la masculinité, elle aussi, peut être fertile — si elle accepte de s’enraciner dans l’humus du féminin.
Ainsi, « Féminité Bipolaire » n’est pas une peinture. C’est un rite, un oracle, une spirale. C’est une femme passée par la pierre, la fleur, la glace. Une femme qui pleure des spores et rit de ses démons. Une femme qui nous dit, sans dire : « Je suis chaos et berceuse, bordel et sagesse. Et je sais exactement où enfoncer la carotte. »
Olivier Giner signe ici un manifeste mystique et lubrique, une fresque alchimique qui convoque les déesses oubliées, les sorcières guéries, les hystériques réhabilitées. C’est une œuvre à lire comme un poème, à boire comme un breuvage interdit, à laisser germer en soi.
Car dans ce jardin bipolaire, chacun finira par pousser.